Nouvelle philanthropie et ISR : des similitudes qu’il ne faudrait pas oublier

Publié le par Alexis Carré



Quelles améliorations possibles en terme d’offre commerciale?

Alors que l’on voit apparaître une vague soudaine de mobilisation du secteur financier autour des grandes causes humanitaires, que cela soit en matière de lutte contre la pauvreté avec la micro-finance, de lutte contre le dérèglement climatique avec l’investissement dans les énergies propres, ou encore de façon plus générale le nouvel élan philanthropique, il devient nécessaire d’adopter une terminologie commune en ce qui concerne d’un côté les besoins exprimés par certains investisseurs et de l’autre, l’offre bancaire proposée.

Les dix dernières années ont été marquées par le développement de trois phénomènes que sont la montée en puissance des fonds dits socialement responsables, l’entrée en jeu de la micro-finance, la nouvelle tendance de la philanthropie.

La démarche philanthropique comme point commun

Il est intéressant de noter que ces trois thématiques ont un point commun: la prise de conscience d’un besoin de plus grande équité pour garantir un futur durable. Le plan d’action pour "sauver la planète" est décliné de différentes manière au niveau de l’offre produits. Historiquement (déjà dans les années 1920), ce fut l’avènement de l’ISR, qui procède par ajout de filtres "éthiques", dans le processus de sélection de valeurs. Puis est apparu la micro-finance, forte d’un taux de solvabilité supérieur au système de crédit classique.

Dernier en date, l’ampleur du mouvement philanthropique à travers le monde, motivé par plusieurs raisons: la pression extérieure, suite à un enrichissement rapide et parfois au-delà de toute attente pour certains ; la conviction personnelle (et souvent religieuse) qu’il faut redistribuer une partie de ce que la société nous a donné, chez d’autres. Aujourd’hui, ces trois thématiques sont exploitées de façon peu coordonnée au sein des banques, alors qu’il y a de fortes chances qu’un client séduit par l’un de ces services soit également intéressé par les autres. Il est probablement réaliste d’affirmer qu’en banque privée, presque chaque client est un philanthrope qui s’ignore. Qui n’a pas donné au moins une fois dans sa vie de l’argent, voire un peu de son temps à une organisation œuvrant dans le domaine social, culturel, humanitaire ou encore écologique?

Le principe d’internalisation des coûts externes

Au risque de choquer une partie de la communauté financière, il ne serait pas incorrect de dire que l’ISR – dans sa définition la plus pure – tombe dans la même logique. Qui dit socialement responsable, signifie prise en considération des intérêts de la communauté, et non plus du seul intérêt de l’actionnaire. Cela sous-entend donc la prise en charge probable de coûts supplémentaires (ce que l’on appelle en économie l’internalisation des coûts externes), qui vont peser sur la rentabilité finale de l’entreprise. Sa performance sera donc moindre que celle de ses concurrents, ce qui risque de peser à son tour sur son cours de bourse, au moins à court terme, sauf à ce que l’actionnaire accepte un ROI(2) moindre. Ne peut-on pas parler d’une certaine forme de philanthropie à partir du moment où l’investisseur est prêt à accepter un manque à gagner, en échange d’une amélioration sociale, environnementale et donc in fine des conditions de vie d’une population?

Le même principe vaut pour un investissement dans les énergies renouvelables et les technologies propres. Accepter le principe d’une rentabilité incertaine au nom de la préservation de l’environnement ne relève-t-il pas d’une démarche philanthropique? Refuser le principe d’un éventuel manque à gagner remet en question le véritable engagement socialement responsable de l’investisseur. Le principal écueil qui menace aujourd’hui l’ISR est la tentation de soutenir la comparaison sur le terrain de la performance financière, avec les investissements dits classiques. Car cela conduit indubitablement à assouplir les filtres "éthiques" pour y élargir le spectre des valeurs éligibles et obtenir une performance plus régulière. Il en résulte alors une perte d’identité originelle de l’ISR, au profit d’une dilution progressive avec l’investissement classique. Pour preuve, plus ou moins 90% des 500 premières valeurs mondiales sont aujourd’hui estampillées ISR. Dans ces conditions, y-a-t’il encore un sens à une distinction avec le reste du marché?

Micro-finance

L’esprit de la philanthropie devrait encore se retrouver dans la micro-finance, dont l’objectif est de sortir de la misère des populations défavorisées. Là encore, la marge de manœuvre est étroite, comme a pu le souligner Damian von Stauffenberg, lors de la dernière conférence des Midis de la Micro-finance, le 29 janvier 2008 à Luxembourg. Un engouement mondial s’est manifesté au regard du défaut de remboursement incroyablement bas (entre 1 et 2%) chez les pauvres. C’est donc une pure logique de performance vs. risque financier qui a encore une fois prévalu, alors qu’il est démontré que la micro-finance, considérée isolément de tout autre mesure d’accompagnement, n’a que peu de chance de sortir durablement le bénéficiaire de la situation de pauvreté. Une démarche raisonnable d’investissement en micro-finance consisterait à s’attarder d’abord sur la politique des IMF(3) sélectionnées par le fonds, avant de se préoccuper de la performance de ce dernier (ce qui sous-entendrait également un effort supplémentaire de communication de la part du fonds, car ce genre d’information n’est actuellement pas toujours facilement accessible pour l’investisseur privé).

Fonds de partage

Le caractère philanthropique de l’investissement est marqué de façon plus explicite dans le cas des fonds de partage ("sharing funds"). Ces derniers ont pour caractéristique de reverser une partie de la performance au profit d’œuvres caritatives ou de fondations avec lesquelles le fonds aura passé un accord. Chez certains fonds, l’investisseur a même le choix de la part de la performance qu’il accepte d’abandonner: 25%, 50%, 75%, voire 100%. On peut citer l’exemple de certains fonds KBC ("KBC Click Solidarity 1 Kom op tegen kanker" et "KBC Click Solidarity 2 Levenslijn-Kinderfonds") investis dans un panier d’actions d’entreprises sélectionnées suivant des critères éthiques et de développement durable, qui reversent 3% de l’augmentation de la performance annuelle à des œuvres agissant pour l’un dans le cadre de campagnes de recherche et de prévention contre le cancer, pour l’autre dans le cadre de mesures de renforcement de la sécurité routière en faveur des enfants.

Dans le même état d’esprit, il faut également relever le cas du "Compte Epargne Alternative", produit d’une collaboration entre la Spuerkess et Etika asbl (Initiativ fir Aternativ Finanzéierung), par le biais duquel l’épargnant renonce à une partie de la rémunération usuelle du compte d’épargne (0,60% de réduction à partir du 1er juillet 2007, soit une rémunération annuelle de 2,50% au lieu de 3,10% pour un compte d’épargne traditionnel), au profit du financement à des conditions de faveur, de projets qui privilégient des objectifs écologiques et sociaux par rapport à la maximisation de la rentabilité.

Philanthropie: de la charité à l’action préventive

Enfin, pour les adeptes de la philanthropie pure, il reste bien évidemment toujours la possibilité d’effectuer un don, soit ponctuel, soit régulier en faveur d’une structure caritative, culturelle ou encore écologique. Il faut souligner qu’ici, les besoins exprimés par les clients ont considérablement changé au cours de ces dernières années. On voit apparaître aujourd’hui en Europe une forme nouvelle de philanthropie (cependant pas si nouvelle dans la mentalité anglo-saxone, car déjà initié il y a plus d’un siècle aux USA par les premières grandes fondations telles que Carnegie ou Rockfeller). Par opposition à l’ère précédente, ce type de philanthropie est moins focalisé sur l’urgence. La mission de Rockfeller Foundation se veut très générale: "to promote the well-being of mankind throughout the world". Elle cible notamment des initiatives et activités à long terme dans les domaines de la culture (musées), de l’éducation (universités), de la recherche scientifique ou encore de la protection de l’environnement. Elle intervient donc bien en amont de l’action caritative en visant d’abord à consolider les structures de la société qui permettront ensuite d’assurer la prospérité du plus grand nombre.

Le don vu comme acte d’investissement

A l’inverse de l’acte de charité, souvent déclenchée par l'émotivité que procure l’image de la misère et de la détresse (cas typique du tsunami du 26.12.2006), la démarche adoptée par le donateur "nouvelle tendance" est semblable au raisonnement appliqué dans le cadre d’une décision d’investissement. Ce qui veut dire que le donateur va raisonner en terme de rendement (return). Dans le cas d’un don, ce n’est bien évidemment pas un retour financier qu’il en attend, mais la maximisation d’un résultat social. La définition et la quantification de l’impact du don deviennent de ce fait l’objectif primordial, dans un contexte où le résultat et la performance s’imposent à tous les niveaux (on parle maintenant de venture philanthropie). Cette nouvelle expression de la philanthropie est renforcée par l’expansion d’une génération d’entrepreneurs plus jeunes et plus attentive aux problèmes de la société.

Le banquier confronté à une nouvelle demande

La philanthropie est bel et bien entrée - de façon inattendue et non discutable - dans la sphère de compétence du banquier, qui se voit désormais de plus en plus contraint d’intégrer dans son offre de service et de gestion des attentes d’un genre nouveau. Il doit même être prêt à faire éventuellement appel à des prestataires externes, car il est rare qu’il dispose en interne de l’expertise complète dans un domaine aussi particulier que l‘aide à la recherche de projets répondant aux préoccupations du client, la création d’ONG ou de fondations. Le moment privilégié par défaut pour traiter de ce sujet est lors de la planification successorale. Mais de plus en plus, l’acte philanthropique s’exprime tout au long de la vie, ce qui traduit bien le fait que le client n’en fait plus seulement un geste de générosité de fin de vie, mais bien un acte d’investissement.

Le défi pour le banquier est aujourd’hui d’un type nouveau, car la philanthropie prend des formes d’expression de plus en plus diverses qui étendent potentiellement son champ de mise en œuvre au-delà de sa cible traditionnelle qu’est la clientèle très fortunée. Chacun à son niveau exprime des souhaits, soit de partage, soit tout simplement d’allocation de ressources à des fins dont l’objectif premier ne sera pas nécessairement la performance absolue, mais un rendement en adéquation avec certaines valeurs (rappelons que ce sont des communautés religieuses qui sont à l’origine de l’ISR).

Un tout cohérent s’appuyant sur deux facteurs: émotion et innovation

Les banques affichent aujourd’hui presque toutes au moins une offre ISR parmi leur gamme de produits, témoin d’un début d’adaptation aux attentes nouvelles d’une certaine catégorie de la clientèle. La tendance consistant aujourd’hui à segmenter la micro-finance, de l’ISR et de la philanthropie est néfaste pour la perception commune des intérêts que sont supposés défendre ces trois formes d’investissement. Cela peut même nuire au développement de chacun de ces segments, du fait de l’introduction d’une forme de concurrence non justifiée. Philanthropie, micro-finance et ISR sont à considérer comme un tout cohérent et complémentaire. En banque privée, ils devraient former une palette commune de services, dans laquelle le client fera son choix en fonction de ses propres valeurs et convictions.

Si l’on devait donc définir une terminologie commune à l’ensemble de ses nouveaux produits et services bancaires, il faudrait se rapporter au plus petit dénominateur commun: l’acte philanthropique. D’un point de vue marketing et commercial, il a toujours paru de bon ton de ne pas mélanger philanthropie et investissement, alors que ce n’est pourtant pas antinomique. Que l’on parle d’ISR, de micro-finance ou de philanthropie, il n’y a aujourd’hui plus qu’un seul mot qui compte: le return. Celui-ci s’adapte suivant la circonstance: il sera soit en partie financier et en partie social (cas de l’ISR et de la micro-finance), soit totalement social (cas de la philanthropie).

Une étude récente de PWC (Global Private Banking / Wealth Management Survey 2007) fait état de deux facteurs-clé de succès en banque privée: en premier lieu la faculté à porter la relation à un niveau émotionnel, pour identifier les véritables motivations du client ; en second lieu la capacité à innover pour traduire cette émotion en un service adapté aux attentes du client. Emotion et innovation: deux concepts incontournables, dès l’instant que la performance financière n’est plus l’unique attente du client. En fait, l’a-t-elle toujours été?

Xavier Heude

Contact: xavier.heude@kbl-bank.com

L’auteur est cadre auprès du groupe KBL European Private Bankers à Luxembourg et par ailleurs membre du groupe de travail "Socially responsible funds"de l’ALFI (Association Luxembourgeoise des Fonds d’Investissement). Il est également membre du conseil d’administration de l’Asbl "Aide au Vietnam", une ONG luxembourgeoise qui a pour principal objectif de contribuer sous toutes les formes possibles à l’assistance aux plus démunis au Vietnam.

1) Investissement Socialement Responsable

2) Return On Investment

3) Institution de Micro-Finance

1 Avril 2008
Le Mensuel d´Agéfi Luxembourg

Publié dans tendance

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