La fin de l'innocence

Publié le par Alexis Carré


Une nouvelle approche du développement durable est en train d'émerger doucement dans les entreprises. Plus pragmatique et sélective, elle se veut tournée vers l'accroissement de la valeur ajoutée.

«Depuis que la guerre entre marxisme et capitalisme s'est achevée, l'environnement, l'éthique, la responsabilité sociale et économique (RSE) sont devenus les thèmes majeurs de la relation entre l'entreprise et l'opinion. Une entreprise absente sur ce terrain prendra un grand risque. C'est là qu'elle sera le plus vulnérable», prédisait Ernest-Antoine Seillière dans le Figaro du 27 octobre 2003. A plus ou moins grande échelle les entreprises ont donc adopté des démarches développement durable, dans l'anarchie et à grands renforts de communication. La définition est large, trop large: satisfaire les besoins des populations tout en ménageant la capacité des prochaines générations à satisfaire les leurs. Le développement durable concerne la protection environnementale, le progrès économique et le progrès social. «Les entreprises ne sont pas responsables des misères de toute l'humanité mais ont tout de même des obligations. Elles doivent répondre à certains enjeux sociétaux qui correspondent à leurs besoins.

C'est pourquoi certaines anticipent les réglementations, diminuent leur consommation d'énergie, standardisent leurs process RH, veillent à l'éthique... puisqu'elles pressentent qu'à terme les lois les contraindront», résume Thierry Raës, directeur du développement durable chez PriceWaterhouseCoopers. Il semble aujourd'hui qu'une nouvelle maturité soit en train de naître: dans ce capharnaüm de bonnes volontés émergent quelques axes forts, de plus en plus intéressants pour les sociétés, puisque développement durable et accroissement de la valeur ajoutée s'y rejoignent.

Hier notion assez vague, le développement durable fait aujourd'hui son apparition au coeur du capitalisme: la finance de marché. Des indices boursiers et des fonds de gestions se sont mis en place pour un investissement socialement responsable. Les grandes entreprises veulent y figurer. Avertis du caractère irrésistible du processus, les financiers pronostiquent que le producteur le moins sou- cieux de l'environnement sera aussi bientôt le moins rentable. La responsabilité des entreprises est représentée par les agences de notation qui évaluent la performance sous l'angle social, économique et environnemental (Vigeo, Ethibel...). Conséquence: le respect de l'environnement devient une des principales clefs de voûte de l'économie du XXIe siècle. En effet c'est ce domaine qui monopolise l'attention, car les efforts, mesurables, y sont plus faciles à réaliser et peuvent souvent participer à terme à l'accroissement de la valeur ajoutée. Ainsi Nissan s'est engagé à baisser de 7% ses émissions de carbone dans toutes ses usines d'ici à 2010, Honda a inauguré dans son site d'Alost en Belgique 6 500 mètres carrés de cellules photovoltaïques fournies par Suez... les effets d'annonces s'enchaînent dans la presse. Passée inaperçue en 1972 à l'issue des travaux du club de Rome, une alerte a fini par dominer toutes les autres: le réchauffement climatique, causé par l'émission massive de gaz à effet de serre, a éclipsé toutes les autres problématiques. Le coût en CO2 des biens et services est enfin un outil fiable de mesure sur lequel les entreprises peuvent travailler et capitaliser, d'où la montée en puissance de cet axe. L'unité de mesure étant choisie, le distributeur se retrouve au centre du jeu, étant continuellement au contact de la production, du transport et de la consommation. Le nouvel étiquetage du groupe Casino, mesurant l'impact écologique - emballage, transport, déchets - des produits en vente, incarne cette évolution: il ne s'agit plus de convaincre le consommateur d'adopter un comportement responsable, mais de lui présenter un choix, de lui donner une visibilité lui permettant de comparer. Le volet législatif de l'UE et le chantier 23 du Grenelle de l'environnement (consommation, prix écologique et avantage compétitif) visant à généraliser les informations environnementales sur les produits et services auprès des consommateurs, ont fait en sorte que les efforts écologiques deviennent des avantages compétitifs.

Le «lock in» des grands groupes

Les discours de bonnes intentions et le «green washing» ne suffisent plus. Une communication sur le développement durable qui reste non suivie d'actions peut être désastreuse en terme d'image. Pourtant l'évolution des procédures semble très lente, surtout chez les grands groupes. «Nos clients sont des personnes physiques avant tout, ce sont des directeurs du développement durable qui ont l'impression que ce qu'ils font est bon pour leur entreprise. Le problème est qu'ils ont du mal à faire passer le message auprès de leur direction», déplore Thierry Raës de la branche développement durable de PriceWaterhouseCoopers. En effet les grosses structures se sont généralement engagées dans de gros investissements industriels qui ne sont pas modifiables du jour au lendemain. Coincés par leur engagement capitalistique dans une voie («lock in»), les grands acteurs souffrent aussi d'une certaine force d'inertie. C'est pourquoi certains privilégient encore le service minimal, se limitant à la stricte conformité réglementaire au niveau de leurs émissions de carbone. Sachant que les pouvoirs publics se disposent à les y aider, les petites entreprises peuvent tirer avantage de leur souplesse pour intégrer la donne écologique bien plus aisément que certains groupes handicapés par leur taille. Les entreprises ne consacrent que des budgets de 30 000 à 200 000 euros, loin de ce qu'elles dépensent pour, par exemple, améliorer leurs systèmes informatiques. En outre la crise économique va créer un contexte de restriction budgétaire qui frappera en premier... le développement durable. Dans les faits, «le directeur du développement durable a peu de pouvoir, de moyens, et sa mission est transversale. Il essaye de fédérer un réseau de correspondants dans les BU, mais il pèse peu face à un directeur de branche. Mais sa compétence s'accroît: auparavant c'était la place du senior proche de la retraite ou du jeune qui faisait ses armes», note Thierry Raës.

La théorie des externalités

Les outils pour encourager cette mutation ne manquent pourtant pas. Certains, comme la théorie des externalités, sont même sur l'étagère depuis les années vingt. Le concept forgé par l'économiste Pigou fait ressortir les coûts ou les bénéfices secondaires d'une décision économique qui ne donnent pas lieu à une compensation monétaire. L'exemple traditionnel d'externalité est celui de la fumée d'usine qui pollue son voisinage sans que le propriétaire n'indemnise les dommages occasionnés à la santé de la population ou à la fréquentation touristique du secteur. Réintégrer les externalités dans le calcul économique, par exemple le coût externe (sanitaire, environnemental...) d'un litre d'essence brûlé, est un postulat de base des économistes sensibilisés à l'écologie. «Tous les professeurs d'économie enseignent ce concept à leurs élèves, mais semblent le mettre de côté à la fin des cours», commentait Lester Brown dans Le Nouvel Economiste (n°1409). La prise en compte des externalités au moyen de la fiscalité serait la base d'un premier pas décisif vers une économie de l'environnement.

La comptabilité carbone

L'heure est au pragmatisme et au mesurable. L'analyse du cycle de vie des produits, de la production au recyclage - conditionnement et transport compris - fait franchir le pas décisif: la totalisation du coût carbone. Celui-ci récapitule toute la vie du produit. Il peut maintenant être comptabilisé, au sens d'une TVA: quelle quantité de carbone reçue de quel fournisseur et transmise à quel client? Ainsi certaines entreprises consacrent toute leur énergie à cette partie précise du développement durable, qui peut rimer avec rentabilité. Monoprix, leader du commerce en centre-ville (3,4 Mds Euros de chiffre d'affaires), passe ainsi dans la capitale à une logistique écolo de A à Z. Premier maillon de la chaîne: la voie fluviale. Chaque semaine, deux barges de marchandises quittent le port du Havre et débarquent leurs biens à Combs-la-Ville et à Lieusaint, en Seine-et-Marne. Deuxième étape: les rails. Cinq fois par semaine, des trains parcourent une trentaine de kilomètres pour rejoindre la halle de Bercy. Les denrées sont enfin livrées aux 75 Monoprix parisiens le lendemain matin, par 26 camions roulant au gaz naturel. Pour l'heure ce dispositif n'englobe que 30% des références mises en rayon (liquides, textiles, équipements maison), soit 120 000 tonnes de marchandises par an. A part les produits frais, tous seront à terme concernés. 12 000 allées et venues de poids lourds par an sont économisées dans Paris. La SNCF a confié le contrat à sa filiale privée Voie ferrée locale et industrielle (VFLI). Le transport ferroviaire réduit de 337 tonnes par an les émissions de CO2, soit l'équivalent des rejets de plus de 300 voitures. A quoi s'ajoutent 110 tonnes, économisées grâce au transport par voie fluviale. Côté financier, Monoprix doit prévoir 2 à 3 millions d'euros de plus par an que dans l'ancien système. Au démarrage il y a un surcoût de 20 à 30%: les frais de transport d'une palette passent de 12,50 à 15,50 euros. Mais Monoprix compte bien récupérer sa mise grâce à l'optimisation des tournées de livraison. Les camions qui entrent dans Paris le matin pour livrer les pro- duits frais ne repartent plus à vide le soir. Au lieu de retourner dans les entrepôts situés en banlieue, ils se rendent directement à Bercy. Finis les embouteillages sur le périphérique. Un gain de temps qui leur permettra d'effectuer trois, voire quatre rotations avant la mi-journée, au lieu de deux précédemment. Avec le gaz, l'enseigne est moins exposée à la hausse du prix du gasoil et des prochaines restrictions de circulation prévues par la Ville de Paris pour les camions polluants. Monoprix veut étendre son dispositif à ses 20 magasins en proche banlieue (Neuilly, Issy-les-Moulineaux...). La comptabilité carbone repose sur l'analyse du cycle de vie, à la lumière d'une série de normes dédiées (ISO 14040 à 14043). Une fois le périmètre fixé, il s'agit d'industrialiser la mesure. Dans la grande distribution, cela peut passer par la mise en place d'un portail qui permet au fournisseur d'automatiser le calcul de ses émissions. Le système gère la comptabilité carbone, le référencement des produits et des fournisseurs, l'information des consommateurs. Nombre d'entreprises anticipent dès aujourd'hui ce qui deviendra tôt ou tard une obligation réglementaire, s'adaptant à un «économie pauvre en carbone».Dès lors l'encouragement à l'énergie éolienne ou solaire est plébiscité. Le coût énergétique du transport est un facteur clef dans la mise en place de cette économie. La grande distribution y est particulièrement exposée. Elle doit repenser son modèle de production et d'acheminement. Maximilien Rouer, cofondateur du cabinet de conseil environnemental BeCitizen, compte parmi ses clients des ténors de l'énergie, de l'électricité, des transports et de la distribution, convertis à l'économie positive: le développement durable est perçu comme un outil générateur de croissance grâce à l'utilisation de technologies économes en matière et en énergie.

Gestion durable et démarche qualité

Cédric Baecher et Nicolas Dutreix se lancent en 2001 dans un tour du monde pour étudier l'accès à l'eau dans les pays en développement, un pro- jet monté pendant leurs études à l'Essec. Dès leur retour leur sponsor Veolia leur propose un premier contrat qu'ils acceptent pour fonder l'agence de conseil Nomadéis. Développer une stratégie industrielle de traitement de l'eau avec Essilor, coordonner des projets humanitaires à l'étranger, travailler sur l'accès aux nouvelles technologies en Asie pour Hewlett-Packard... les clients et les activités de la société se sont depuis diversifiés, avec un chiffre d'affaires annuel de 350 000 euros. Mais les grands groupes comprennent que le développement durable n'était pas seulement une affaire de mécénat, et qu'il les concerne aussi. Le mode de gestion durable s'inscrit dans la continuité de la démarche qualité. La création de valeur demeure la finalité. «Nous travaillons sur ce concept avant tout: cela peut aller des petites attentes - comme l'écoconception d'un terminal de paiement - à l'analyse totale du cycle de vie pour décider d'un choix stratégique (lingette jetable ou réutilisable, rasoir jetable ou réutilisable, enveloppe papier ou plastique...)», résume Thierry Raës, qui constate chaque jour les bienfaits de ces efforts sur le busines en lui- même: «Armorlux est un fournisseur textile qui habille les postiers ou les policiers. Il importe de vérifier qu'il ne sollicite pas le travail des enfants: il existe un véritable avantage compétitif à faire valider cet acquis».Conséquence: certains vont au-delà de leurs obligations, voire se fixent leurs propres objectifs. Generali annonce ainsi l'édification d'une tour de nouvelle génération (30% de réduction des émissions de gaz à effet de serre) de 300 mètres à la Défense. Objectif: faire acte d'exemplarité et gagner des points en terme d'image.

Un premier pas vers un changement total de fonctionnement: «nous soutenons l'élaboration de nouveaux business-models. Michelin par exemple vend moins de pneus que de services de roulage aujourd'hui: écoconception, reprise, remplacement... L'entreprise passe d'une obligation de moyen à une obligation de résultat», schématise Thierry Raës. Les questions de développement durable deviennent plus stratégiques. «Il nous arrive souvent de rencontrer le comité de direction dans sa totalité. Le fait de le solliciter pour ces questions le fait évoluer dans sa mentalité. Sa réceptivité change», note Thierry Raës, pour qui la France n'a pas de retard dans le domaine. «Le fantasme de l'avance allemande n'a plus cours: les normes qualité sont les mêmes, parfois meilleures dans l'Hexagone. La conscience environnementale nordique est plus développée par contre. Si le pouvoir d'achat n'était pas en berne, il y aurait fort à parier que la France se hisserait à leur niveau. Le Grenelle de l'environnement a eu au moins le mérite de créer le débat.»

La spécialisation du conseil

Deux types de compétences sont toujours plus sollicitées: celle de l'expert, qui normalise et celle du consultant, qui met en oeuvre. «Nous aidons à sécuriser les supply-chains. De même nous aidons des entreprises de travaux publics à mettre au point des propositions écovariantes lors des appels d'offres publics», illustre Thierry Raës. Pour accompagner les sociétés dans le management des enjeux environnementaux, les cabinets de conseil embauchent de jeunes spécialistes, issus de formation économique ou d'écoles d'ingénieurs, qui deviennent consultants en stratégie environnementale, ingénieurs experts du bilan carbone... Avoir de la pratique est une réelle valeur ajoutée sur ce segment de marché émergent, qui ne laisse que peu de place aux généralistes. Dans les années 1990, le conseil dans ces domaines était encore une niche. Mais depuis 2002 et la loi sur les nouvelles régulations économiques?- qui impose aux sociétés cotées la publication d'informations relatives à l'impact de leurs activités sur la société et l'environnement -, relayée ensuite par la prise en compte de ces enjeux par les investisseurs et l'opinion publique, le label «développement durable» s'est généralisé sur le marché du conseil. Il s'élargira d'ici quatre ans à toutes les formes de conseil selon l'étude annuelle de Syntec Conseil en management, le syndicat de la profession. Les petites agences spécialisées offrent des prestations très précises: bilan carbone, économies d'énergie, préservation de la biodiversité.«Puis les grands cabinets d'audit ont créé leur pôle développement durable afin de s'assurer une position sur ce qui pourrait devenir à terme un domaine lucratif»,décrypte l'étude de Syntec. Les cabinets gèrent les questions d'ordre stratégique, élaborent les rapports des entreprises pour valider leur démarche environnementale, évaluent l'empreinte écologique des produits. Comme l'explique Thierry Raës directeur du développement durable chez PriceWaterhouseCoopers, «nous réalisons des études pour les pouvoirs publics comme les bienfaits ou non des subventions comme les biocarburants, du conseil pour les entreprises afin qu'elles définissent mieux leur stratégie de développement durable, qu'elles distinguent les zones de création de valeur. Nous agissons également sur l'opérationnel, aidant à déployer la stratégie dans la production, la R&D, les RH, les achats».Bien sûr l'entité réalise des audits pour prouver le développement durable et aide à la communication. «Il est intéressant de constater que souvent, ceux qui font appel à nous sont ceux dont les produits sont contestés. La conscience collective a du mal à accepter les nouvelles infrastructures: canaux, TGV, aéroports... Areva ou Total ont le plus réfléchi car il ont été les premiers à rencontrer des oppositions. Nicolas Sarkozy vient encore de refuser l'ouverture d'une mine en Guyane. Les entreprises doivent changer techniquement, mais aussi sociétalement», résume Thierry Raës. Conséquence: d'autres métiers spécialisés ont aussi émergé. L'agence Vigeo note et compare les performances sociales et environnementales des entreprises; Novethic se spécialise sur les fonds d'investissement responsables; Red-on-Line conseille en droit de l'environnement; Bureau Veritas propose une certification technique des équipements et des politiques environnementales. L'écologie n'est pas le seul enjeu: c'est à l'aune de trois critères qu'il faut évaluer entreprises et collectivités: leurs performances économiques avec la capacité à satisfaire les actionnaires, la bonne gouvernance... - sociales avec la politique RH, le dialogue... - sociétales avec l'aide à la construction d'écoles, d'infrastructures. Veolia soutient par exemple des projets du type «écoquartiers» en relation avec les collectivités, et renforce du même coup sa légitimité; c'est là que le bât blesse, le concept étant éloigné de la démarche naturelle des chefs d'entreprise - et enfin écologiques, améliorées par l'action conjuguée de la législation et du marché. Il est difficile de faire apparaître les trois premières dans les rapports annuels selon les règles comptables de la consolidation, mais elles n'en sont pas moins importantes: les réputations écornées ces dernières années de Nike, Coca- Cola, Gap ou Total, accusées d'enfreindre les valeurs de la société - montrent que la transparence, la responsabilité, l'éthique et la démocratie participative sont incontournables dans l'entreprise contemporaine, sous peine de graves conséquences: plaintes et litiges, perte d'investisseurs, baisse du cours de l'action cotée, remise en cause de marchés publics, boycott par des ONG et des consommateurs. La dernière facette semble enfin avoir été attaquée à bras le corps. En attendant les suivantes.



Julien Tarby
17 Juillet 2008
Le Nouvel Economiste

Publié dans tendance

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