Le débat du jour : Peut-on laisser l'épargnant spéculer sur les denrées alimentaires ?

Publié le par Alexis Carré



Tirez avantage de la hausse du prix des denrées alimentaires " : ce slogan publicitaire de la banque KBC pour un fonds indexé sur les prix alimentaires a suscité une vive controverse en Belgique à l'heure où les " émeutes de la faim " se multiplient dans le monde. Certains députés et ONG ont même proposé d'interdire à la vente ces produits.

Oui : " La finance est un bouc émissaire pour masquer les causes de la hausse " (Geert Heuninck)

Nous avons été surpris de la polémique autour de la commercialisation d'un fonds, ouvert en février pour seulement un mois, et ce pour une clientèle limitée qui cherchait à tirer parti d'une réalité de marché, en l'occurrence la hausse des produits agricoles. Notre intention n'était pas, bien évidemment, de choquer qui que ce soit mais bien de proposer à nos clients, à leur demande, un produit de diversification de portefeuille, à petite échelle, sur des actifs dont le cycle de consommation est différent du cycle économique. Ce type de fonds existe d'ailleurs depuis longtemps, et est commercialisé par la plupart des banques. Les institutions financières sont-elles responsables pour autant de cette flambée des prix ? Je ne le pense pas et aucune étude ne le prouve, du moins sur les produits alimentaires. Un avis qui est d'ailleurs partagé par plusieurs instances. La montée des prix s'explique avant tout par un déséquilibre entre l'offre et la demande que certains facteurs, comme le changement de comportement alimentaire dans plusieurs régions très peuplées, le gel des exportations ou la hausse de la demande de biocarburants, ont singulièrement aggravé. La finance apparaît le bouc émissaire idéal pour masquer les causes réelles de la hausse des prix. Il ne faut pas oublier non plus que c'est la diversité des acteurs qui interviennent sur ces marchés qui concourt à leur efficience. Plus il existe d'acteurs, plus les prix d'équilibre s'ajustent rapidement. Enfin, la hausse des prix constitue un véritable levier pour développer un secteur trop longtemps ignoré des investisseurs.

Non : " Il convient d'appliquer un principe de précaution éthique " (Carlos Joly)

La responsabilité de la spéculation dans la hausse des prix alimentaires n'est pas avérée. En tout cas, aucune étude fiable n'a su, jusqu'à présent, le démontrer. Mais on peut légitimement suspecter que la présence croissante des fonds est de nature à faire grimper les prix et non l'inverse, comme c'est déjà le cas avec le pétrole et l'or. Et si la spéculation se révèle en définitive être l'un des moteurs de la flambée des cours, alors la position des banques et des investisseurs pourrait apparaître très vite indéfendable. Personne ne peut en effet justifier par des rendements élevés une action qui contribuerait à affamer la planète. C'est pourquoi, dans le doute, il convient d'appliquer un principe de précaution éthique selon un postulat simple : si un produit financier peut avoir des conséquences désastreuses pour des populations, il faut s'abstenir de le commercialiser ou de l'acheter, même si ces conséquences ne sont pas certaines. C'est la même logique qui prévaut pour lutter contre la pollution ou les risques sanitaires. D'autant qu'il ne faut jamais oublier que ce n'est pas une action individuelle qui contribue aux effets pervers mais bien la somme de ces actions individuelles, une sorte de complicité morale. En ce sens, on ne peut que s'inquiéter de la multiplication de ces produits depuis quelques mois. En outre, au delà de ce risque de complicité, il n'est pas judicieux pour les banques de développer un marketing de masse sur des produits par nature très volatils et sur lesquels les obligations de transparence sur les risques encourus ne sont pas souvent respectées.

Tous coupables !

L'indignation apparaît légitime : comment, en effet, une banque peut-elle se saisir de la pénurie alimentaire, qui fait la une des journaux télévisés depuis deux mois, pour proposer un produit opportuniste à ses clients ? Et le fait que 140 fonds similaires aient été lancés en Europe sur le seul mois de février ne suffit pas à dédouaner l'initiative de la banque KBC mais tout juste à souligner le caractère moutonnier de l'industrie financière. Même la Commission européenne commence à s'émouvoir de cet engouement des épargnants pour les marchés agricoles. Cette apparente bévue marketing pose cependant une question de fond : les banques peuvent-elles vendre n'importe quel produit sans se soucier des conséquences qu'il peut entraîner ? La question s'adresse également à l'investisseur qui ne cesse de réclamer à son gérant le meilleur rendement possible. Pourtant, la crise du subprime aux États-Unis l'a montré, la recherche d'un gain de quelques points sur une Sicav de trésorerie peut entraîner, en bout de chaîne, l'expulsion de dizaines de milliers de familles de leur logement. Et que dire d'une action bien valorisée à l'annonce d'un plan de réduction des coûts ? Il ne s'agit pas de pointer les responsabilités mais bien de reconnaître que le monde de la finance n'est pas "neutre" dans les maux du monde. Au même titre finalement que les autres secteurs d'activité, ni plus ni moins.

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Geert Heuninck, responsable de KBC Asset Management (oui.jpg) Carlos Joly, coprésident du groupe pour l’investissement socialement responsable à l’ONU (non.jpg)




ÉRIC BENHAMOU
20 Mai 2008
La Tribune

Publié dans tendance

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